Critique
Un Versailles pour petites filles en fleurs
| 15.09.10 | 16h12 • Mis à jour le 15.09.10 | 16h12
REUTERS/BENOIT TESSIER
La sculpture "Tongari-Kun" de Takashi Murakami surplombée par "L'Apothéose d'Hercule", de François Le Moyne à Versailles, le 9 septembre 2010.Il faut rendre grâce à Jean-Jacques Aillagon de son choix d'exposer, jusqu'au 12 décembre, Takashi Murakami à Versailles. Hors des écrins adaptés des galeries ou des musées d'art contemporain, le travail du japonais apparaît enfin dans toute sa lumière : grotesque. C'est d'ailleurs ainsi que se définissent les mangas, les dessins populaires dont s'inspire l'artiste : "image dérisoire ou dessin divertissant". Comment une esthétique destinée à passer le temps dans les transports en commun nippons est-elle devenue un phénomène planétaire reste un mystère, sur lequel une récente exposition à Monaco (Le Monde du 2 septembre) avait jeté quelques lumières.
Ce n'est pas précisément nouveau ; le pop art en général, et Roy Lichtenstein en particulier, ont largement puisé dans l'imagerie populaire. Murakami serait donc, même s'il s'en défend habilement (Le Monde Magazine du 11 septembre), un avatar japonais du pop art américain. Pourquoi pas, même si, cinquante ans après les débuts du mouvement aux États-Unis, il est permis de douter de sa pertinence aujourd'hui, sinon à compter sur la révélation tardive et fulgurante du manga en Occident, qui peut le faire passer pour une innovation.
C'est ce qu'à parfaitement compris Emmanuel Perrotin, le galeriste français qui à découvert Murakami. Lorsqu'il l'a rencontré au Japon en 1993, il a immédiatement compris le potentiel commercial d'un artiste capable de symboliser son pays auprès du monde entier, qui n'en connaît que les mangas. Juste retour des choses, car Versailles n'est connu de la majorité des Japonais qu'à travers une bande dessinée et une série de dessins animés intitulées Versailles no Bara (La Rose de Versailles).
Le feuilleton a été diffusé en France sous le titre Lady Oscar. Une jeune fille travestie en capitaine de la garde royale doit protéger la jeune reine Marie-Antoinette. L'auteur, Riyoko Ikeda, s'est appuyé sur la biographie de la reine rédigée par Stefan Zweig !
C'est donc sur ce Versailles pour petites filles en fleurs que repose la vision de Murakami. À la visiter, on se remémore cette phrase prêtée à un spectateur après la première du ballet Parade, en 1917 : "Si j'avais su que c'était aussi bête, j'aurais amené les enfants."
On peut en faire autant à Versailles, ils adoreront. Ce qui laisse penser que les collectionneurs d'art contemporain sont de grands gamins. François Pinault, en tout cas, fan de Murakami et heureux propriétaire de deux œuvres très sexuellement explicites – lesquelles, rassurons les parents, ne sont pas exposées.
La démarche de Bernard Arnault est sans doute différente : demander à l'artiste de dessiner des sacs à main pour une marque dont les habitants du pays du Soleil-Levant sont parmi les principaux acheteurs, c'est proprement génial. Ou machiavélique. Même compliment à M. Aillagon : les touristes japonais en visite au château ne pourront qu'être touchés par cet hommage, qui flattera – pas discrètement du tout – leur fibre nationale.
Nippons ou pas, les touristes serpentent dans les appartements royaux, où sont disposées 21 des 22 œuvres de l'exposition, et en rendent la vision difficile, ce qui n'est pas réellement un problème : on sait que l'exécution technique en est parfaite. À l'exception de la moquette fleurie du salon des gardes, qui présente un défaut de fabrication, dont on nous jure qu'elle sera bientôt remplacée. Il le faut, car c'est la seule pièce réellement convaincante dans le contexte. Et pour cause : entre la moquette, les deux lustres et le grand tableau, tous également fleuris, l'ensemble fait disparaître l'essentiel du décor original, et n'a pas à s'y confronter.
Pour le reste, l'esthétique "super-plate" revendiquée par Murakami s'accorde mal avec la profondeur du vieil or, les moirures des tentures de soie. En 2008, ce n'était pas le cas de Jeff Koons, dont les sculptures sont revêtues de laques plus brillantes et denses. Pour ce qui est de l'iconographie, les angelots du plafond contemplent un peu dubitatifs Kaikai, le petit monstre, et Kiki, son vis-à-vis rose. Dans la salle du sacre, c'est Napoléon qui regarde un autoportrait de Murakami couronné, intitulé Les Nouveaux Habits de l'empereur...
Des audioguides sont prévus pour les visiteurs. C'est heureux, car s'ils devaient compter sur le texte de présentation du commissaire de l'exposition, Laurent Le Bon – dont nous avons par ailleurs salué les débuts réussis comme directeur du Centre Pompidou - Metz -, ils resteraient sur leur faim. D'autant qu'il repasse les plats : dans un article hilarant du site Louvre pour tous (Louvrepourtous.fr) Bernard Hasquenoph compare les textes qu'il a consacré à Murakami et ceux sur ses deux prédécesseurs, Jeff Koons et Xavier Veilhan. Édifiant.
En 1996, un film de Patrice Leconte montrait l'affrontement des beaux esprits dans le Versailles du XVIIIe siècle. Il portait un titre remarquablement approprié à l'actuelle exposition et aux torrents de commentaires qu'elle suscite : Ridicule.
Takashi Murakami à Versailles (Grands Appartements, galerie des Glaces, jardins du château). Du 14 septembre au 12 décembre. Sur le Web : Chateauversailles.fr.
Harry Bellet