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Jeff Koons à Versailles,
c'est le monde à l'envers !

11/09/2008 | Mise à jour : 09:45 |

Jean Clair : «Jeff Koons n'est que le terme extrême d'une longue 
histoire de l'esthétique moderniste que j'aimerais appeler l'esthétique 
du décalé. Le mot «décalé» est apparudans la langueil y a sept ou huit 
ans. Rien d'intéressant qui ne soit décalé !»
Jean Clair : « Jeff Koons n'est que le terme extrême d'une longue histoire de l'esthétique moderniste que j'aimerais appeler l'esthétique du décalé.
Le mot “décalé” est apparu dans la langue il y a sept ou huit ans. Rien d'intéressant qui ne soit décalé ! » Crédits photo : BALTEL/SIPA

Jean Clair, de l'Académie française, dit ce que lui inspire l'exposition de Jeff Koons à Versailles et stigmatise l'omniprésence de l'art contemporain, le mélange des genres et la spéculation financière.

La ciccia, en italien, c’est la graisse, les ciccioli, ces petits bouts de lards grillés qu'on mange à Bologne, un cicciolino, c'est le diminutif affectueux qu'on adresse à un enfant un peu rond, genre « ma petite boule », Cicciolina, c'est le surnom donné à une jeune fille rose et fondante, mais qui désignait peut-être plus précisément une partie de son anatomie qu'elle exposait sans gêne et qu'en latin, vu son apparence, on appelait souvent « le petit cochon ». La Cicciolina fit la fortune de l'homme avec qui elle s'ébattait alors, dans les années quatre-vingt, un certain Jeff Koons, dadaïste attardé, qui se plaisait à façonner de petits cochons roses en porcelaine. La Cicciolina fut élue député au Parlement de Rome puis, devenue mère, coule aujourd'hui, retirée du monde, des jours de mamma comblée.

Jeff Koons est entre-temps devenu l'un des artistes les plus chers du monde. La mutation s'est faite à l'occasion des transformations d'un marché de l'art qui, autrefois réglé par un jeu subtil de connaisseurs, directeurs de galeries, d'une part, et connaisseurs, de l'autre, est aujourd'hui un mécanisme de haute spéculation financière entre des maisons de vente, Sotheby's ou Christie's par exemple, et de nouveaux riches sans grande culture et sans goût. Jeff Koons se présente aujourd'hui non plus tout nu mais vêtu sévère comme un gentleman de la City, un attaché-case à la main.

La consécration est venue par Versailles. On l'y expose, on l'y célèbre, on l'y loue, demain on l'y vendra peut-être. Jeu spéculatif à l'accoutumée : on gage des émissions très éphémères et à très haut risque par une encaisse or qui s'appelle le patrimoine national.

Laissons cela. Ce qui m'arrête dans ce phénomène, c'est qu'il s'inscrit dans une longue série de faits semblables : pas moyen de voir une exposition de Courbet sans qu'on vous inflige des photos d'un artiste contemporain d'un pubis velu pour vous rappeler que les dames autrefois n'étaient pas rasées. Pas moyen de visiter une exposition au Musée d'Orsay sans se voir imposer la vision d'un abstrait ou d'un minimaliste qui vous convaincra que Böcklin ou Cézanne n'avaient jamais fait, les malheureux, que les annoncer. Pas moyen enfin de méditer devant des retables du XVe siècle sans s'écorcher au passage aux cornes d'un animal “dragonnesque” imaginé par un Jan Fabre. Le Louvre a vendu son nom. Encore fallait-il qu'il fît la preuve que ce nom, comme Bulgari ou Prada, est devenu la griffe de produits de haute modernité…

Jeff Koons n'est que le terme extrême d'une longue histoire de l'esthétique moderniste que j'aimerais appeler l'esthétique du décalé. Le mot “décalé” est apparu dans la langue il y a sept ou huit ans. Rien d'intéressant qui ne soit “décalé”. Une exposition se doit d'être “décalée”, une œuvre, un livre, un propos seront d'autant plus goûtés qu'ils seront “décalés”.

Décaler, ça veut dire ôter les cales ; on décale un meuble – et il tombe, on décale une machine fixée sur son arbre, et elle devient une machine folle, on décale un bateau, et vogue la galère… Une nef des fous, en effet.

Mais des propos décalés qui font tache dans l'harmonie d'une conversation provoquent l'attention. Jeff Koons à Versailles ou l'acmé du décalage. En langage populaire, on dirait “débloquer”… Le décalage, c'est la version populaire de la déconstruction derridéenne, tout comme les graffitis sur les monuments, autre phénomène apparu il y a une quinzaine d'années, en sont la version sauvage.

Ça vient de loin en effet : « Beau comme la rencontre fortuite d'une machine à coudre et d'un parapluie sur une table de dissection. » Duchamp : les moustaches mises à la Joconde. Mais Duchamp n'y voyait guère plus qu'une plaisanterie d'humoriste normand. Vinrent les surréalistes et leur sérieux de pions. Collages, mots en liberté, liaisons libres, écrits automatiques, apparentements choquants… Jeff Koons à Versailles, c'est Breton et Péret à qui le directeur de lieux remettrait l'ordre national du Mérite pour mise à niveau du patrimoine ancien.

Le monde à l'envers donc. L'âne qui charge son maître de son fardeau et qui le bat, le professeur traduit en justice pour avoir giflé l'élève qui l'insultait, le bœuf découpant son boucher au couteau, les objets de Koons déclarés “baroques” appendus dans les galeries royales. Fin d'un monde. Fête des fous et des folles, comme à l'automne du Moyen Âge.

Tout cela, sous le vernis festif, a un petit côté, comme à peu près tout désormais en France, frivole et funèbre, dérisoire et sarcastique, mortifiant. Sous le kitsch des petits cochons roses, la morsure de la mort. Sous la praline, le poison.

L'objet d'art, quand il est l'objet d'une telle manipulation financière et brille d'un or plaqué dans les salons du Roi-Soleil, a plus que jamais partie liée avec les fonctions inférieures, et les valeurs symboliques qu'on leur prête. Les glaces et les portraits d'apparat de Versailles n'avaient pour fin que de célébrer le culte exclusif d'un roi. L'image de culte est faite de l'or d'une société. Mais contre son or, la société contemporaine ne peut plus rien échanger de vital et, si elle adore une image, comme les objets kitsch de Jeff Koons, c'est pour pouvoir danser devant elle. L'or de bon aloi se change alors en ce qu'on sait de malodorant.

On rêve à ce que Saint-Simon, dans sa verdeur, aurait pu écrire de ces sculptures “dondonesques” et entortillées, désormais déposées à Versailles. Elles lui eussent rappelé peut-être la mauvaise plaisanterie du duc de Coislin : « Je suis monté dans la chambre où vous avez couché ; j'y ai poussé une grosse selle au beau milieu sur le plancher… »

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